Publié le 31 janvier 2023

La Mémoire de l’eau, nouveau bijou du Théâtre des Galeries

Par Shana Devleschoudere
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La Mémoire de l’eau –  de Shelagh Stephenson – adaptation Brigitte Buc et Fabrice Gardin

Du 1 au 26 février 2023 – Du mardi au samedi à 20h15, les dimanches à 15h.

Au Théâtre Royal des Galeries – 32, Galerie du Roi – 1000 Bruxelles – Location : 02 / 512 04 07 – de 11h à 18h du mardi au samedi.


« J’aimerais que tu arrêtes de te souvenir de choses qui ne se sont pas réellement produites. »

Dans un village de la côte anglaise, à l’occasion des funérailles de leur mère, trois sœurs se retrouvent dans la maison où elles ont passé leur enfance, trois femmes très différentes les unes des autres.

Les enfants n’ont décidément jamais les mêmes souvenirs d’enfance… Quand Teresa, Mary et Catherine se retrouvent dans la maison familiale, à l’occasion de la mort de leur mère, elles reprennent rapidement leurs chamailleries et moqueries de petites filles. Il suffira de quelques whiskies bien tassés et de quelques bouffées de substances illicites, pour que le retour au bercail se transforme en un séjour délirant. Le passé, qu’on croyait enfoui à tout jamais, ressurgira brutalement, charriant avec lui son lot de secrets, de mensonges et d’hystérie.

La Mémoire de l’eau est une magnifique histoire de fantômes : fantôme de Vi qui se présente à Mary, en quête de justifications pour la mère qu’elle a été ; fantômes surtout d’une enfance récupérée selon les besoins de chacune. Qui sommes-nous réellement ? De quoi sont tissées les trames de nos vies ? De quoi sommes-nous faits ? Comment répondre à ces questions fondamentales sans confondre l’illusion et la réalité ?

La Mémoire de l’eau nous offre une analyse aiguë de nos comportements humains. Une analyse sensible mais aussi férocement drôle à travers des répliques salées.

Une excellente comédie familiale anglaise qui est aussi une réflexion tendre sur la mémoire au féminin. Intense et surprenant.

The Memory of Water est une pièce écrite par la dramaturge anglaise Shelagh Stephenson, présentée pour la première fois au Hampstead Theatre en 1996. Elle a remporté le Laurence Olivier Award 2000 pour la meilleure nouvelle comédie.

Shelagh Stephenson

Shelagh Stephenson est née en 1967, à Tyneside, dans le Northumberland, en Angleterre. Mariée avec le cinéaste irlandais Eoin O’Callaghan, Shelagh Stephenson admet qu’elle a voulu être une auteure dès l’âge de six ans. Elle n’a toutefois vraiment songé à faire carrière qu’à partir du moment où elle s’est inscrite en études dramatiques à l’Université de Manchester.

En 1988, à l’âge de 21 ans, elle fait ses débuts en tant que comédienne à la Royal Shakespeare Company. Le théâtre devient son métier, mais elle ne s’y sent pas à l’aise. Elle se met alors à écrire de petites pièces, pour la radio, qui sont immédiatement achetées, diffusées et appréciées. En 1996, au moment où elle écrit ‘The Memory of Water’, Shelagh Stephenson a déjà remporté plusieurs prix pour ces pièces radiophoniques diffusées sur les ondes de la BBC, dont ‘Darling Peidi’, ‘The Anatomical Venus’ ou ‘Five Kinds of Silence’ qui lui a valu le prix de la Guilde des auteurs pour la meilleure œuvre dramatique en 1996. ‘The Memory of Water’ est créé en 1996 au Hampstead Theatre, à Londres. Par la suite, la pièce parcourra le monde.

À l’origine, une seule chose est claire pour l’auteure : sa pièce portera sur le thème de l’identité et mettra en scène trois sœurs. « L’identité est toujours un sujet fascinant. Pourtant, je n’arrive pas à me rappeler exactement quels thèmes j’explorais alors, sauf peut-être que l’intrigue devait se dérouler dans le cadre d’une réunion de famille à l’occasion du 75e anniversaire d’une mère. C’est alors que ma propre mère est décédée. De retour chez moi, à Newcastle, je me suis rendu compte que ce serait une bonne idée de modifier la trame de ma pièce pour qu’elle se déroule pendant des obsèques. »

La pièce a pris alors, selon ses propres mots, « un caractère plus universel et m’a permis de développer des relations plus introspectives entre les personnages et d’explorer un thème important, celui des conséquences, pour les femmes, de la mort de leur mère. Nous voyons comment elles réagissent au chagrin. Mais je devine aussi que la mémoire a un rapport avec les histoires personnelles qui donnent du sens à nos vies. »

Shelagh Stephenson a aussi écrit ‘An Experiment with an Air Pump’ qui a remporté le prix Peggy Ramsay en 1997, ‘Ancient Lights’, pièce créée en novembre 2000 au Hampstead Theatre, ‘Mappa Mundi’, créée au Royal National Theatre de Londres en 2002 et The Long Road en 2008.

Elle poursuit toujours son travail de dramaturge auprès du Hampstead Theatre et du Royal National Theatre.


Interview de Fabrice Gardin

 Quels sont les éléments qui ont éveillé ton intérêt à la première lecture de ce texte ?

C’est une pièce sur le deuil, la mémoire et l’identité mais qui a le mérite de nous faire rire. J’y ai senti un juste équilibre entre la tristesse, la colère et la comédie. Leur maman vient de mourir et ces trois sœurs se retrouvent dans la maison familiale pour l’enterrement. Cet événement catalyseur va grossir, comme une boule de neige, tout au long du spectacle et emporter tout ce qui traîne sur son passage.

L’histoire de ces sœurs qui ne se racontent pas la même histoire m’a touché. Elles ont vécu la même enfance et pensent partager un passé commun, mais elles en ont gardé des souvenirs si différents, souvenirs filtrés par la mémoire individuelle, et interprétés différemment par chacune des sœurs, façonnés et embellis à un point tel que l’illusion a fini par remplacer la réalité. Où s’arrête la réalité et où commence le mythe familial ?

C’est comme si elles étaient les fragments de leurs mères qui d’ailleurs se retrouvent sur scène à dialoguer avec l’une d’entre elle. Ce procédé aussi m’a séduit car il permet d’entendre son point de vue et de comprendre d’où viennent les caractères si différents des trois filles.

 Comment définirais-tu cette écriture ?

C’est, à la fois, très réaliste et très poétique. Très drôle et très émouvant. Les Anglais ont ce don de raconter des histoires qui nous remuent sans en avoir l’air. On rit doucement de la folie ambiante, on sourit de leurs jeux de mots revanchards et, au détour d’une phrase, on est pris par une émotion car ce sont nos sœurs, nos frères, notre famille. Shelagh Stephenson propose une analyse aiguë de nos comportements humains. Une analyse sensible mais aussi férocement drôle à travers des répliques corsées, ça donne une pièce piquante, débordante d’humour et de rebondissements relationnels. C’est efficace, vif et intelligent.

 Que peux-tu dire sur les personnages ?

Leur mère est morte et elles ne savent pas trop comment réagir face à la nouvelle. L’une fait du vent, va du fleuriste au tri des vêtements en passant par les pompes funèbres. L’autre tente de s’émouvoir pour celle à qui elle n’a jamais pu confier ses émotions. La dernière, excentrique, décalée, pleure avant tout sa solitude. Et les hommes dans tout ça ? Ils tentent de colmater les brèches. Et les brèches, il y en a beaucoup. D’abord, les trois sœurs ont de sérieux comptes à régler entre elles et l’enterrement de leur mère leur offre l’occasion rêvée pour accoucher de vieilles rancœurs. Mais ce qui les ronge surtout, c’est de ne plus avoir que des souvenirs parcellaires de leur passé. Ironie du sort, leur mère est morte de la maladie d’Alzheimer…

Teresa, l’aînée, semble heureuse de son second mariage. C’est une obsédée de l’organisation, le genre de femmes qui se croit obligée de tout prendre en main si elle veut que les choses se fassent, et se fassent bien. Elle assume une grande partie de la responsabilité des arrangements funéraires comme elle a assumé les soins de sa mère une fois que la maladie d’Alzheimer a débutée. Elle ressent à la fois du ressentiment et un sentiment de protection envers ses sœurs.

Mary, la cadette, est une femme tendue qui a réussi à se bâtir une belle carrière de médecin mais qui a oublié en cours de route d’harmoniser sa vie intime et personnelle. C’est un bloc de certitudes qui s’effrite… Elle vit une série d’interactions avec le fantôme de sa mère, avec qui elle discute de la mémoire et de leur relation.

Catherine, la benjamine, est convaincue que sa naissance n’a pas été désirée ; elle mène une vie d’errance, de voyages et d’expérimentations à la recherche constante d’amour et d’acceptation. Elle est vulnérable, hystérique et hypocondriaque.

Vi, la mère, est mystérieuse, incernable. On ne voit son image que dans le souvenir de ses filles. C’était une femme glamour quand elle était plus jeune. Elle n’était peut-être pas la meilleure des mères, n’enseignant pas certaines choses à ces filles. On a le sentiment d’une vie gâchée…

Mike est le médecin-vedette avec qui Mary entretient une relation depuis cinq ans. Il est pétri par l’envie de satisfaire chacun. Il a une sorte de détachement doctoral et son manque de fiabilité est criant.

Frank est le mari de Teresa et dirige avec elle le magasin de compléments alimentaires diététiques. Il n’est pas satisfait d’effectuer un travail auquel il ne croit pas. C’est un ours ronchon et gentil qui va s’ouvrir et oser enfin avouer à la terre entière qu’il déteste les films de Woody Allen et que son rêve est d’ouvrir un pub…

Pour monter ce spectacle, il faut une troupe. Dès la lecture, j’ai senti la connivence entre ses caractères très différents.

 Comment s’est élaborée la scénographie ?

La scénographie imaginée et proposée par Lionel Lesire est tout à la fois réaliste avec son lit au milieu de la pièce comme demandé par l’auteur et poétique car prenant en compte les éléments abstraits de la situation. La présence de la mère morte, la fissure dans la maison, la vue permanente vers les falaises et la mer… Ça nous donne un ensemble très jouant dans lequel la dramaturgie peut s’épanouir aussi bien qu’on l’a rêvée.


Interview de Lionel Lesire

 Pourrais-tu te présenter brièvement ?

Je suis plasticien et scénographe, je dessine depuis 1992 des scènes et des costumes pour le théâtre, la danse et l’opéra. Pour le moment je travaille sur plusieurs séries : « médiations dorées », « les fleurs du chaos » et « via crucis ». On peut voir quelques-uns de mes efforts dans ses séries accrochés dans le foyer et les coursives du théâtre.

 Sur quoi ont porté tes discussions avec Fabrice à propos de ‘La Mémoire de l’eau’ ?

Je travaille assez régulièrement avec Fabrice Gardin, qui en plus d’être un auteur est aussi plasticien, nos discussions tournent autour de la dramaturgie, j’essaye de définir avec lui l’espace, la scène où va prendre place l’histoire qu’il veut raconter. C’est très agréable parce que nous parlons le même langage.

 Comment expliquerais-tu cette scénographie au public ?

Je crois qu’en général il n’y a pas besoin d’expliquer la scénographie au public, je crois que le public possède une intelligence plastique et ressent la scène. Tout au plus on peut évoquer les origines de la réflexion : ici c’est la maison de la mère où les filles ont passé leur enfance. La maison est au bord de la falaise et va bientôt disparaître, elle aussi, dans l’abîme. Il y a déjà des fissures. La maison c’est le passé et ça on ne peut pas le réparer. Tout au plus le comprendre, l’accepter. Quelque chose est plié, fendu, déséquilibré dans le décor de ce moment à quoi on assiste.

 Que préfères-tu dans ton métier de scénographe ?

La collaboration avec les équipes ! Au théâtre, les spectateurs voient surtout les acteurs travailler, mais pour qu’ils soient mis en valeur, en lumière, pour qu’ils puissent briller, toutes sortes de métiers sont mis à contribution, ces artisans, ces techniciens, ces artistes, mon métier me les fait tous croiser. C’est un métier transversal.

 Quel est le pire cauchemar d’un scénographe ?

Un accident. Mais au théâtre il y a des mots que l’on ne prononce pas, j’aime croire que certaines superstitions nous préservent.

 Quel est le plus grand bonheur d’un scénographe ?

Me mélanger au public, incognito, le soir de la première et entendre le public quitter la salle satisfait de la soirée.

 Vers quels textes vont tes préférences en termes de scénographie ?

J’aime tous les répertoires, j’aime rire, pleurer, rêver, penser, bouillir, soupirer… je crois que ce que j’aime c’est le théâtre finalement.

Lionel Lesire est né en 1969 en Belgique. Peintre et graveur primé, il est venu au théâtre comme peintre au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles. Pour un temps assistant de scénographes comme B. Dugardyn, J. Jara ou R. Sabonghi, il dessine ses premiers décors et costumes pour le théâtre en 1992.

C’est en 2000 qu’il crée pour la première fois des costumes d’opéra avec « Simone Boccanegra » de Verdi, mis en scène par Stephen Lawless, production : New-Zealand festival à Wellington NZ.

Depuis, décors et costumes confondus, il a signé plus d’une centaine de productions pour le théâtre, la danse et l’opéra.

Avant ‘La Mémoire de l’eau’, Lionel Lesire et Fabrice Gardin ont déjà collaboré sur ‘8 femmes’ de Robert Thomas (TRG 2014, Tête d’Or à Lyon, 2015), ‘Destin’ de Fabrice Gardin (Festival de Spa, 2015, Les Riches-Claires, 2017), ‘Un temps de chien’ de Brigitte Buc (TRG, 2017), ‘La Peste’ d’Albert Camus (TRG 2019, ATJV 2020) et ‘Oleanna’ de David Mamet (TRG, 2021).