C’est aussi une manière d’investir son argent. Aider ceux qui en ont besoin. Sauver des vies. Bill Gates assure que 99 % de sa fortune va être engagée dans les actions caritatives qu’il pilote. L’ex-femme de Jeff Bezos a distribué près de 20 milliards $ en cinq ans. C’est impressionnant. En revanche, l’ensemble des fondations philanthropiques des ultra riches, qui échappent à l’impôt, gagnent de plus en plus d’argent en ne devant légalement n’en transformer qu’un petit pourcentage en dons, est-ce un jeu de dupe ?
A l’heure où les Etats sont désargentés, où les USA de Trump se désengagent, alors que les inégalités et les crises humanitaires ou environnementales s’amoncellent, il nous faut bien constater que l’argent pour s’y attaquer, sinon en venir à bout, se trouve plus que jamais dans les caisses des fondations philanthropiques des ultra riches de la planète. Au premier rang desquelles figurent celles des Américains Bill et Melinda Gates associés à Warren Buffett, de Mark Zuckerberg et Priscilla Chan (Chan Zuckerberg), de George Soros, de Michael Bloomberg ou encore de Steve et Connie Ballmer qui trustent le haut du palmarès des donations tandis que leurs fortunes ont continué de croître.
Aux Etats-Unis, ces fondations doivent en principe donner légalement au moins 5 % de leur valeur chaque année à des œuvres caritatives pour justifier leur statut fiscal. Le montant des dons s’accroît donc mécaniquement quand les actions qui constituent leur dotation augmentent. « Nous n’avons plus le luxe de choisir. Nous allons devoir compter encore plus sur les fonds privés », constate l’Organisation mondiale de la santé. « Pendant le premier mandat de Donald Trump, l’Union européenne a tout fait pour combler les besoins financiers que le retrait américain a occasionné. Cette fois-ci, ce ne sera pas le cas , sa priorité dans la situation géopolitique actuelle étant tournées vers ses budgets défense. » Avec des conséquences d’autant plus dangereuses pour la santé mondiale ainsi qu’une dépendance accrue aux apports privés, comme c’est le cas avec la monumentale Fondation Gates, dont les subventions sont presque aussi importantes que le budget de fonctionnement global de l’OMS.

99 % de sa fortune
Bill Gates aurait pu être le premier trillionnaire de l’histoire, bien au delà d’Elon Musk, s’il avait conservé toutes ses parts dans Microsoft. Le fait qu’il ait choisi de donner son argent plutôt que de l’accumuler a eu un impact colossal. Certains le considèrent presque comme un saint, et il faut convenir que sa fondation a contribué à des avancées significatives dans des domaines comme l’amélioration des taux de vaccination au niveau mondial, la diminution de la mortalité infantile, l’aide à l’enfance, l’accès à l’éducation, la lutte contre les maladies infectieuses, la réduction de l’extrême pauvreté, notamment en Afrique. Au point que certaines des politiques de l’OMS sont aujourd’hui le résultat de suggestions faites directement par la Fondation Gates, dont la puissance financière est de plus en plus incontournable et que l’on prend soin de ne pas trop bousculer. On l’invite dans des sommets mondiaux, il finance des ONG, des médias, des universités, initie des partenariats public/privé quand il ne s’entend pas directement avec des gouvernements.
S’il a prévenu qu’il ne pouvait compenser à lui seul la réduction de l’aide américaine, le milliardaire a annoncé début mai qu’il investirait 99% de sa fortune, soit plus de 100 milliards de dollars, dans sa fondation qui fermera ses portes en 2045, date à laquelle elle devra avoir dépensé tous ses fonds. Quant à ses trois enfants – qui ne resteront pas sans rien, rassurez-vous -, ils savent depuis longtemps qu’ils n’auront pas à se disputer une grande part la fortune de leurs parents. « Je ne crois pas que l’on rende service à quelqu’un en lui offrant des milliards en héritage, il n’est pas bon de grandir sans devoir travailler », a expliqué leur père. « Nous savons que nous avons été extrêmement chanceux professionnellement, et nous voulons donner à notre tour. De la meilleure manière possible et au plus grand nombre de gens. »
Controverses et polémiques
Pour autant, aussi utile, précieuse, généreuse et empreinte de bonne volonté soit elle, la démarche de Bill Gates n’en suscite pas moins discussions et polémiques. De la part de ceux qui estiment qu’il exerce une influence excessive sur les priorités politiques publiques en matière de santé, d’éducation, ou sur des enjeux sociaux qui devraient relever de la responsabilité des Etats (souvent défaillants). Qui critiquent l’accent excessif mis sur certaines maladies, comme la polio. Qui discutent son efficacité, ses prises de décision par un petit groupe de personnes riches et occidentales, ne répondant pas toujours aux besoins réels des populations sur le terrain ou ne tenant pas compte des réalités locales, des spécificités culturelles. Qui mettent en cause les investissements financiers contradictoires dans des sociétés reconnues pour leur impact néfaste sur l’environnement et la santé (entreprises pétrolières, Monsanto), les rapprochements controversés avec des firmes pharmaceutiques, le soutien aux OGM dans des programmes d’aides aux agriculteurs d’Afrique et d’Inde, ou dans des projets de recherche et de développement de nouvelles variétés de culture pour lutter contre la faim et la pauvreté. Il y a forcément des choses à redire lorsqu’un homme (et un ego à l’avenant) qui a réussi dans les affaires et la technologie aborde la philanthropie comme sa propre entreprise dans un domaine où les chiffres ne disent pas tout. Mais c’est son argent, il en fait ce qu’il veut, en fonction de ses centres d’intérêt, de sa vision du monde, ou de son projet de société. On préfère l’engagement qu’il prône à celui de l’Amérique d’un autre milliardaire qui a taillé des coupes sombres dans l’aide humanitaire, avec la complicité de certains de ses pairs. « Saint Bill » n’a d’ailleurs pas hésité à tacler vigoureusement Elon Musk – « l’homme le plus riche du monde va être impliqué dans la mort d’enfants parmi les plus pauvres au monde » -, tandis que Marc Zuckerberg ne se gênait pas pour virer sa cuti dans un virage à 180 degrés, laissant tomber tous ses objectifs progressistes et de diversité pour se rapprocher de l’actuelle Maison Blanche.

Paradis fiscal
Si Gates est passé maître dans l’art de prendre la lumière et de médiatiser sa fondation, certes pour la bonne cause, c’est aussi l’arbre qui cache la forêt. Les fondations philanthropiques existent depuis toujours, surtout en Amérique (Rockfeller, Carnegie, Forbes), mais désormais elles se multiplient et ne font que croître et embellir, leurs actifs ayant été multipliés par 15 en un peu plus de 35 ans aux Etats-Unis, pour atteindre le chiffre faramineux de 1500 milliards de dollars en 2024. Théoriquement, on devrait se réjouir d’avoir toujours plus d’argent pour faire le bien, pour encourager les arts ou la recherche, les emballements boursiers des dernières années, en particulier ceux de la tech, ayant permis d’augmenter de façon significative les dotations. MacKenzie Scott, 55 ans, ex-épouse de Jeff Bezos, qui a reçu 4 % des actions d’Amazon au moment de son divorce en 2019 et a indiqué disposer d’une somme « disproportionnée » qu’elle entend partager, a ainsi donné plus de 19 milliards de dollars à plus de 2000 organisations en cinq ans, certaines axées sur l’équité raciale, la justice sociale, les droits des immigrés et des personnes LGBTQ+, qui plus est en les laissant libre de l’usage qu’elles en font. Alors que son ancien mari préparait son mariage vénitien dans un étalage de richesse indécent, MacKenzie figurait l’an dernier parmi les 100 personnalité les plus influentes pour Time Magazine, provoquant l’ire moqueuse de l’inévitable Elon Musk qui a qualifié les choix de ces dons « préoccupants ». C’est effectivement peu dire qu’une générosité comme la sienne, à la fois réfléchie et sans condition, n’est pas la norme dans un monde où même la charité semble fonctionner en sous-mains à l’intérêt et à l’opportunisme. Si elles peuvent prendre des formes et des appellations différentes d’un pays à l’autre – les Américains n’ont pas un Etat-providence comme le nôtre, ce qui rend la philanthropie plus précieuse – ces fondations en principe non lucratives profitent toutes à l’échelle mondiale de dispositifs fiscaux très généreux en échange d’une obligation légale de redistribution charitable relativement modeste et sans subir le même contrôle ou respecter la même exigence de transparence que les autorités publiques. On l’a dit, si les dons caritatifs augmentent, cela signifie que les fonds défiscalisés qui constituent la fondation le font tout autant. Dans les pays du G7, on parle d’un montant de 2.000 milliards d’euros, et de 500 milliards rien que pour les dix plus riches fondations de charité au monde. Un véritable paradis fiscal. Qui y gagne le plus finalement, du milliardaire ou du bénéficiaire de l’aide qu’il lui octroie ?

Philanthrocapitalisme
Il y a des exceptions, mais on conviendra que d’habitude ce n’est pas sur les ultra riches que l’on compte pour garantir le progrès social. Certains observateurs vont d’ailleurs jusqu’à penser que la grande majorité des dons philanthropiques sont moins des actes de générosité désintéressée au chevet d’un monde inégalitaire qu’une façon de servir des intérêts privés ou d’entreprise. Les fondations américaines n’étant contraintes de reverser que 5% de leur capital par an, elles disposent de tout l’argent restant pour faire du profit et augmenter la somme totale à leur disposition. Un mot a même été inventé pour qualifier ce business de charité, le philanthrocapitalisme. A la fin de l’an dernier, la professeure d’économie de l’université de Québec, Brigitte Alepin, l’a carrément qualifié de farce caritative. « Des milliards de dollars sont multipliés à l’abri de la fiscalité, privant ainsi les gouvernements de ressources cruciales pour répondre à des besoins urgents, et quelque part on joue avec l’argent du contribuable puisqu’il est soustrait à l’impôt », écrivait-elle.
« Mon estimation c’est qu’il faut près de 35 ans avant que la valeur des actions philanthropiques effectuées par les fondations ne dépasse celle des avantages fiscaux dont elles bénéficient », continue-t-elle. « Avec l’argent qui s’accumule de la sorte aux Etats-Unis on pourrait construire des logements sociaux pour six millions de familles. La plupart du temps, ce qui finance les actions caritatives c’est le rendement généré par l’argent, on ne touche pas au capital. Tant que les gouvernements continueront à laisser de telles structures dans un cadre fiscal aussi inefficace, le fossé entre ces philanthropes et les besoins réels de la société ne cessera de se creuser et renforcera un système de privilèges, camouflés en charité, plutôt que de mettre la richesse privée au service de causes publiques. » Une conclusion que partagent d’ailleurs les « Patriotics Millionaires », un groupe se définissant comme « traîtres à leur classe », qui réclame des impôts plus élevés pour les plus riches, donc pour eux, plutôt que la possibilité de faire des cadeaux volontaires. En revanche, un Warren Buffett pense tout le contraire, estimant que son argent « sera plus utile employé par des gens intelligents dans la philanthropie que s’il sert à
réduire la dette fédérale. »
Bref, est-ce une bonne chose de laisser les milliardaires choisir les secteurs à financer, dans des proportions qui dépendent de leur bon vouloir, et de privatiser en quelque sorte l’intérêt général ? Ou faut-il les taxer pour que l’Etat et ses représentants redistribuent les fonds d’une manière plus équilibrée et démocratique ? C’est une bonne question.
Photo de couverture MacKenzie Scott, l’ex-épouse de Jeff Bezos, a donné plus de 19 milliards de dollars à plus de 2000 organisations en cinq ans.
Par Christian Carrette
