Publié le 3 juin 2024

« Une conversation avec un architecte qui n’est plus là »

Par High Level Communication
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Lorsqu’un dossier immobilier iconique et difficile pointe à l’horizon, Francis Metzger et ma², le bureau d’architectes qu’il a créé et anime depuis le début des années 80, ne sont jamais loin. Passionné, le Bruxellois aux multiples réalisations primées jongle entre patrimoine architectural et technique contemporaine. Sa créativité et son expertise imposent le respect, y compris hors de nos frontières. Il a été élu par ses pairs à la présidence du Conseil de l’Ordre des architectes au sud du pays.

L’Astoria en novembre

L’architecte Francis Metzger ne va pas aimer que l’on dise ça, mais c’est en quelque sorte le pape de la restauration architecturale dans notre pays. Pêle-mêle, avec l’équipe de son bureau bruxellois ma², il a contribué à rénover ou réhabiliter une impressionnante série d’endroits emblématiques, des portes du Palais de Justice place Poelaert, le plus grand du monde, à la minuscule mais extraordinaire maison Saint-Cyr, en passant par la Villa Empain, la Royale Belge revisitée, l’Aegidium à Saint-Gilles, la Gare Centrale ou les Galeries Louise. Il attend à présent la réouverture en novembre du top des tops, l’hôtel Astoria, rue Royale, transformé en profondeur, un projet d’une ampleur et d’une complexité rares, harmonisant tout à la fois parties historiques, réhabilitées et neuves. La formidable verrière de 1910, qui surplombait le hall à l’époque où l’hôtel accueillait les grands du monde et qui avait disparu en 1947, a été reconstituée à partir de photos anciennes. Double au départ, elle a été concentrée en un seul volume au prix d’une performance technique et énergétique assez ahurissante, elle vaut à elle seule le déplacement. « Le cliché que j’ai posté lorsqu’elle a été mise en place a fait le buzz et généré 50.000 vues sur Linkedln », raconte Francis Metzger.

Dent creuse

Le métier d’architecte, même de haut niveau, n’est pas pour autant un long fleuve tranquille. Ainsi, le beau projet des grandes écuries royales de Fontainebleau, pour lequel ma² a été choisi, se trouve pour l’instant en stand by dans l’attente que les ministères de la Culture et des Finances français trouvent un terrain d’entente. Il a également fallu un an et demi pour obtenir le permis d’urbanisme destiné au bâtiment qui hébergera le théâtre Le Public à Uccle, là où dans d’autres grandes villes ou capitales il ne faut que quatre mois. On est Belge ou on ne l’est pas. Ce n’est pas le travail de qualité qui manque, néanmoins, avec, par exemple, la réhabilitation de la Cité Jardin de la Butte Rouge à Chatenay-Malabry en France (Hauts de Seine), la création de 120 appartements avenue Louise, ou, toujours sur la prestigieuse artère bruxelloise, le rehaussement de la maison de maître qui a longtemps hébergé le restaurant La Porte des Indes et qui est encadrée de deux immeubles faisant neuf étages de plus. « Le nouveau projet vise à remplir le vide de ce qu’on appelle une « dent creuse » dans le métier, avec un appart-hotel et une façade en cuivre tissé qui relève de la sculpture », explique l’architecte. Membre de la Commission Royale des Monuments et des Sites, ancien professeur et doyen de la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’ULB, Francis Metzger est également le président du Conseil de l’Ordre des architectes francophones et germanophones. « Ce n’est pas une tâche légère, on recense 16.000 architectes en Belgique, un peu moins de la moitié au sud du pays, il y a forcément des opinions différentes de la mienne, mais quand on est élu on est l’élu de tous, avec la responsabilité de représenter toutes les sensibilités. » Il nous parle de ce qu’il connaît le mieux : comment faire entrer d’anciennes constructions dans le 21e siècle ?

Lobby : Vous en avez fait votre vie, c’est un thème qui vous « obsède » depuis longtemps ?

Francis Metzger : A la fin du 20e siècle, alors que nous ne disposions pas encore des avancées techniques actuelles, nous en avions fait un livre, Luc Deleuze et moi, qui s’appelait « La ville recyclée » et qui peut paraître précurseur aujourd’hui. Il allait à l’encontre de la philosophie moderniste qui visait à détruire la ville ancienne et à la remplacer par une ville moderne, pour des raisons il est vrai socialement acceptables. Les cités post industrielles connaissaient, en effet, de gros problèmes d’insalubrité, d’hygiène et de confort si l’on ne comptait pas parmi les privilégiés de la société d’alors. En son temps, Renaat Braem, qui a notamment conçu l’immeuble Glaverbel, m’avait donné son point de vue en disant que la ville d’avant guerre ‘ »sentaient l’urine ». Et si on avait laissé faire Le Corbusier, il aurait sûrement « rasé » une partie significative de Paris. Durant une période, la ville s’est ainsi construite contre la ville, par logements modernes interposés, au détriment de ce qui l’a constituée au fil du temps en couches successives, ce que j’appelle la cohérence urbaine. Notre vision, à une époque où l’on avait bien sûr évolué socialement, était d’ajouter une couche de plus, quitte à intégrer les erreurs du passé, plutôt que d’enlever toutes les couches et de reconstruire.

Densifier

LB : Pour des raisons diverses, d’urgence environnementale principalement, c’est devenu la doctrine officielle. Jusqu’à l’excès ?

F.M : Il est vrai qu’aujourd’hui le balancier est parti un peu dans l’autre sens, par réaction, et le propre du balancier est de trouver son équilibre. Il y a 25 ans, Luc Deleuze et moi étions déjà conscients de la nécessité de vivre les uns à côté des autres, dans une ville densifiée, reconstituée à partir d’elle-même, plutôt que de s’éparpiller dans les campagnes. Avant de penser isolation ou captage solaire, le premier facteur d’économie d’énergie est d’habiter ensemble. Il paraît que 60% des déchets en Belgique proviennent du domaine de la construction. Si les instances publiques interdisent de démolir c’est qu’il s’agit d’une forme de pollution, et que la réutilisation des matériaux est plutôt une très bonne chose pour l’humanité.

Magistral

LB : En tant qu’architecte, comment fonctionnez-vous sur le terrain ? Comment résumeriez-vous votre philosophie ?

F.M : Je suis un architecte de situation, de contextualité, c’est le lieu qui dicte l’attitude. Evidemment, si on travaille sur un bâtiment d’Horta, de Van de Velde, ou d’un grand architecte du passé, on va faire de la restauration. Quand on lance un projet à partir d’un ouvrage magistral comme celui-là, le plus important c’est de bien saisir, au début, ce qui fait l’oeuvre et, quand on a fini, de ne pas l’avoir perdu, voire de l’avoir sublimé. Si, en revanche, le bâtiment n’est que moyennement intéressant, nous intervenons comme des architectes d’aujourd’hui dans un volume donné, en ne gardant parfois que le squelette. C’est le cas de la plupart des immeubles de bureaux reconditionnés en logements. Enfin, quand de temps en temps on trouve encore un espace à construire – il n’en reste presque plus -, nous faisons de l’architecture contemporaine, que j’adore et que j’ai enseignée longtemps, mais le fait est que nous avons été le plus souvent sollicités pour des dossiers hors du commun, iconiques et difficiles, qui font partie d’une certaine mémoire collective.

Repenser

LB : Quel est celui qui vous paraît le plus exemplaire à cet égard ?

F.M : Je ne vais étonner personne. L’ancien siège de la Royale Belge, boulevard du Souverain, était un bâtiment emblématique, monolithique et dédié à un seul utilisateur, une seule société, sur 50.000 m². A l’arrivée, on a toujours le sentiment de se promener dans la même oeuvre complète, alors qu’elle est désormais à usages multiples et que des éléments contemporains ont été ajoutés. Plusieurs bureaux d’architecture – Caruso St John, Bovenbouw, ma² et DDS+, ndlr – ont travaillé ensemble sur le projet; avec succès puisqu’il a obtenu deux « awards » à Cannes et qu’il répond à toutes les exigences actuelles en termes de confort, de technologie ou d’isolation. Il arrive un moment où un bâtiment s’essouffle, aussi génial soit-il, où il faut le repenser, en déterminant ce qui est de l’ordre du patrimoine à préserver ou à restaurer, en façade et à l’intérieur. Nous sommes, par exemple, partis à la recherche de verres de remplacement pour les vitrages originaux rares, un peu dorés, qui participent de son identité. Ils sont désormais trois fois plus performants, et je vous défie de voir la différence.

Archéologue

LB : On est donc bien au croisement de l’ancien et du nouveau.

F.M : Cela caractérise ce que je pense de l’architecture d’aujourd’hui, y compris pour une restauration, tous les projets sont contemporains, on ne revient pas à l’éclairage au gaz. Vous pouvez toujours écouter intégralement Bach ou Mozart dans leur version d’origine, vous pouvez lire un bouquin du 17e ou 18e siècle tel qu’il a été écrit, mais une construction architecturale ne nous arrive jamais intacte un siècle ou même 50 ans plus tard. Pour la rénover, il s’agit d’interpréter l’oeuvre en cohérence avec l’original, sur la ligne du temps. C’est une conversation avec un architecte qui n’est plus là, un roman dont il manquerait les 100 dernières pages qu’il nous appartiendrait d’écrire, en résonance avec les 300 premières. L’archéologue reconstitue un animal préhistorique à partir de quelques os, c’est un peu ce que nous faisons en tant qu’architectes lorsque nous abordons un immeuble ancien de qualité, les recherches approfondies menées pour mieux comprendre les intentions premières des créateurs d’origine peuvent être longues et difficiles.