Santiago Calatrava, des gares comme des cathédrales
C’est un grand bâtisseur moderne et un créateur visionnaire, sorte de version futuriste des artistes-architectes de la Renaissance. C’est aussi le genre de personnage que l’on adore détester, un tantinet mégalo, traînant quelques casseroles. Entre la gare de Liège, emblème d’une cité ardente qui se transforme, et celle de Mons que l’on attend depuis 2015, nul n’ignore plus en Belgique qui est Santiago Calatrava.
Emoluments de vedette de foot
Rares sont les architectes connus du grand public ou dont l’histoire a retenu le nom, à moins d’être associé à un style qui a marqué l’époque ou à une construction iconique, à l’image de Victor Horta pape de l’Art nouveau, ou de Le Corbusier annonciateur des réalisations contemporaines. Aujourd’hui, pour une poignée de praticiens, c’est tout le contraire. A l’heure de la médiatisation à outrance, des prouesses technologiques, des constructions extravagantes, on a même inventé pour eux une appellation bien de notre temps, les « starchitectes« , dont les envolées monumentales, audacieuses et originales, véritables ouvrages d’art avant-gardiste, ont boosté l’image de quelques villes dans le monde. Sydney et son fabuleux opéra ont été précurseurs, mais, depuis qu’à la fin du siècle dernier le spectaculaire musée Guggenheim de Frank Gehry a contribué à redynamiser Bilbao et sa région via la culture et le tourisme, nombre de municipalités ont rêvé du même effet pour leur ville. Au risque de finir avec une gueule de bois financière, les budgets explosant, les retombées économiques étant difficiles à évaluer à court terme, et les maîtres d’oeuvre touchant des émoluments dignes des vedettes du foot. Au-delà de l’admiration que l’on porte à ces édifices, toujours étonnants, parfois sublimes, ce sont là des dépenses de prestige qui peuvent aussi paraître somptuaires quand les temps économiques sont à l’austérité et que la facture initiale se retrouve triplée ou quadruplée.
Unique effet Guggenheim
A l’image du « quoi qu’il en coûte » du président français, dans la recherche de l’expression artistique innovante, la fin semble justifier en quelque sorte les moyens pour ces architectes qui ne regardent pas à la dépense et auxquels ces grands travaux ont apporté gloire et richesse. Ils sont plus connus que de grands peintres, on parle d’architecture-sculpture à leur propos, et la plupart du temps ils nous scotchent avec des constructions qui crèveraient l’écran dans n’importe quelle exposition d’art contemporain. Chapeau l’artiste. Mais pour ceux qui paient, quand ce sont des instances publiques n’ayant pas toujours les moyens pour l’indispensable, est-ce rentable, ne fut-ce qu’à long terme ? C’est tout un débat, pas esthétique mais éthique. Qui n’a plus cours à Bilbao où, à cette allure-là, Gehry finira protecteur de la nation. Sa fabuleuse « caravelle au cubisme teinté de rétrofuturisme« , ancrée sur la Ria du Nervion, à quelques encâblures de l’Atlantique, a défié les sceptiques et mieux servi le Pays basque que les galions des conquistadors. Près de trente ans après, on peut faire les comptes, et c’est une réussite sur tous les plans, décrite dans les écoles d’architecture comme l »effet Guggenheim » mais qui n’a jamais pu être vraiment reproduite ailleurs. La ville sinistrée et dévastée par des inondations dix ans plus tôt en a été transformée. Livré à temps dans l’enveloppe prévue (89 millions), le musée, avec un contenant et un contenu de haut vol, a remboursé l’investissement initial en six ans, généré des recettes fiscales sept fois supérieures à ses subsides annuels, créé 50.000 emplois, dopé le PIB basque et battu son record du nombre de visiteurs l’an dernier.
Eldorado belge ?
Mais un musée, bénéficiant qui plus est d’un parrainage prestigieux, n’est pas une gare ou un pont, il se finance en partie lui-même. La plupart du temps comment mesurer impact et retombées de pareil investissement ? Dans un large dossier consacré à la grande tradition architecturale de notre pays, le Petit Futé met en valeur la Belgique comme un eldorado pour les « starchitectes », du palais de justice d’Anvers « tout en transparence avec ses étonnantes voiles d’acier surplombant la toiture en verre » à « l’incroyable navire de diamant imaginé par Zaha Hadid au-dessus de la Maison du Port anversois », en passant par le Musée Hergé à Louvain-la-Neuve, la Tour bleue à Charleroi, et bien sûr la nouvelle gare des Guillemins « dans un style fait d’audace et de légèreté, notamment à travers la grande verrière. » Quant à la gare de Mons, on l’attend toujours, comme les personnages de Samuel Beckett attendent Godot. Santiago Calatrava, qui en a dessiné les plans comme pour celle de Liège, présentait déjà des excuses pour le retard accumulé en 2015, même si tout était loin d’être de son fait. Cet Espagnol, originaire de Valence, architecte multi–primé mondialement, reconnu par ses pairs, est forcément celui dont on a le plus entendu parler chez nous avec ces chantiers hors normes mais aussi ces dépassements à rallonge, pour des budgets approchant finalement les 400 voire 500 millions à charge des finances publiques pour l’essentiel.
Approche pluridisciplinaire
S’il est une chose que l’on doit reconnaître à Calatrava, c’est que c’est un artiste, du béton, de l’acier, de la pierre et du verre. Il revendique que l’architecture combine tous les arts, qu’elle découle directement de ses expérimentations sculpturales et picturales, c’est une question d’échelle. Une exposition de ses oeuvres a d’ailleurs déjà été organisée au MOMA à New York et dans plusieurs villes européennes, dont Liège. On retrouve chez lui l’approche pluridisciplinaire et spectaculaire des artistes-architectes de la Renaissance. Quand le progrès réconcilie l’ancien et le nouveau, n’est-ce pas le thème de ce numéro ? Claudine Houbart, de l’université de Liège, a écrit : « Tout en faisant appel aux technologies les plus pointues, son oeuvre est intemporelle par ses sources d’inspiration et sa limpidité conceptuelle. Par-delà les siècles, elle illustre et nous rappelle l’idéal vitruvien, équilibre parfait entre efficacité et beauté. » Le Valencien est tout à la fois, et comme il est aussi ingénieur il a notamment pu concevoir le pont de l’Alamillo à Séville, commandé pour l’expo universelle, avec l’impressionnant pylône en forme de fusée qui en soutient le tablier dans un angle de 58° par rapport à l’horizontale.
La plus chère du monde
Des ponts et des gares, à 72 ans, Santiago Calatrava en a déjà réalisé une bonne vingtaine. « Je pourrais dessiner des yachts, je préfère faire des gares« , assure-t-il. Il les conçoit comme des cathédrales, il les voit comme un pôle de développement pour une ville et les générations futures. « Dans un esprit d’illumination de la pensée, ouvert sur le futur, la création et le bien de la communauté », poursuit-il. « Quand on a bâti Grand Central à New York, Park Avenue n’existait pas, l’Empire State building et le Chrysler building non plus. La gare a donné l’impulsion. Elle est extraordinaire, d’une beauté généreuse, un petit miracle d’architecture. Je l’ai visitée souvent et pourtant je n’y ai jamais pris le train. L’ambition doit être la même que le bâtiment soit conçu pour 50.000 ou 500.000 voyageurs, et ce sont toujours des chantiers d’une énorme complexité, on ne construit pas une gare aussi vite qu’une tour ou un hôtel, surtout quand elle doit continuer de fonctionner. » Plus bas dans Manhattan, il a désormais sa propre Grand Central, la station de métro de Ground Zero reconstruite sur les lieux des attentats, une structure de 160 mètres de haut pour 330 de large évoquant un oiseau prenant son envol, étonnamment légère et lumineuse, abritant aussi un important centre commercial. Une attraction en elle-même pour Big Apple, mais également la gare la plus chère au monde, 4 milliards de dollars, et un dépassement de délai de six ans. Qu’importe, un journaliste catalan n’a-t-il pas écrit que « les grandes villes ne possédant pas encore une de ses œuvres ont commencé à se sentir incomplètes sans elles » ?
Admiré et controversé
Qu’il se rassure, Calatrava laissera une trace, les créations qui portent sa marque lui survivront. Même ceux qui la trouvent mégalo ne peuvent nier qu’esthétiquement la gare de Liège est magnifique. Elle figurera bientôt parmi les monuments classés dans notre pays, et elle le mérite. Elle a coûté le prix d’un Boeing, mais pour le blog US Mental Floss elle compte parmi les trois plus belles du monde, juste après… Grand Central, et elle figure dans le Top 5 de CNN. Elle accueille régulièrement d’intéressantes expositions et en est devenue une elle-même lorsque Daniel Buren l’a « mise en couleurs ». Si pour une gare dite TGV, son caractère international en a pris un coup avec la disparition du Thalys wallon, elle n’en est pas moins la numéro une wallonne en termes de fréquentation, et attire le touriste. Encore faut-il que le tissu urbain environnant suive dans l’harmonie, ce qui quinze ans après est loin d’être gagné. On ne le reprochera pas à l’architecte qui avait sa propre idée, à son image, monumentale, voire démesurée. Le bonhomme ne laisse pas indifférent. Admiré pour son talent, il est tout autant controversé. Le New York Times et le Wall Street Journal l’ont accusé de se laisser aller à la folie des grandeurs à Ground Zero pour faire sa propre promotion. Chez lui, à Valence, il a créé une prodigieuse Cité des Arts et des Sciences, 350.000 mètres carrés de constructions magiques et futuristes dans un parc idyllique et verdoyant dont la visite est incontournable mais dont le budget a triplé à l’image des honoraires du maître évalués à 100 millions.