l y a un paradoxe à Châteauneuf-du-Pape : c’est à la foi la plus ancienne AOC du monde, avec un cahier des charges qui, dans ses grandes lignes n’a pas fondamentalement changé en presque 100 ans, et qui reste tout de même l’une des appellations les plus modernes qui soit. Cette apparente contradiction permet aux vignerons de Châteauneuf d’imaginer des vins qui perpétuent la grande tradition viticole de ce vignoble tout en revisitant un style et en laissant court à leur créativité.
Fondée en 1935, l’appellation d’origine contrôlée (AOC) Châteauneuf-du-Pape est la doyenne de ces appellations, mais surtout la mère de la notion même d’AOC.
Des papes aux syndicats
Châteauneuf-du-Pape porte bien son nom. Cette commune provençale doit son patronyme à l’installation plus durable de la papauté à Avignon lors du règne de Jean XXII. L’importance du rite chrétien de l’eucharistie dans l’expansion de la vigne dans le monde par les missionnaires religieux est reconnue. C’est donc tout naturellement que la cour du Pape emmène avec elle des vignerons de Cahors (d’où Jean XXII est originaire). Ceux-ci trouvent, non-loin de la nouvelle cité des Papes, à Châteauneuf, d’anciennes parcelles laissées par les templiers chassés par Philippe le Bel et démarrent le développement du vignoble de Châteauneuf-du-Pape.
Depuis l’époque des papes, les vins de Châteauneuf n’ont cessé de grandir en qualité et en réputation au point de, dès 1786, s’exporter jusqu’en Amérique. L’envie de garantir l’origine et la qualité des vins de Châteauneuf ne naît pourtant pas de ce développement de l’export extra-européen, mais bien de la crise du phylloxéra de 1860 qui manque d’anéantir toute la viticulture en France. C’est à la suite de cette invasion d’insectes que les vignerons de Châteauneuf-du-Pape créent en 1894 le premier Syndicat viticole de France et du monde. En 1923, ce syndicat se mue en Syndicat des propriétaires viticulteurs de Châteauneuf-du-Pape. Ce dernier est créé en vue d’obtenir la reconnaissance de l’appellation d’origine châteauneuf-du-pape. Le baron Pierre Le Roy de Boiseaumarié, du Château Fortia, en est le premier président. Il deviendra plus tard président de l’Institut national de l’origine et de la qualité (l’INAO qui gère l’organisation des différentes reconnaissance d’origine et de qualité en France que sont les AOC, AOP, IGP…) et de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV). Le travail du syndicat et de Pierre Le Roy débouche, en 1935, sur la toute première appellation d’origine contrôlée du monde, c’est à dire basiquement une délimitation judiciaire d’une aire géographique avec un cahier des charges.
La liberté, privilège des premiers ?
Privilège d’être la toute première ou excellent travail des vignerons de Châteauneuf dès l’origine, il faut reconnaître que, depuis le début, l’appellation bénéficie d’un cahier des charges qui offre de grandes latitudes à ses membres. D’abord, en autorisant dans ces assemblages pas moins de treize cépages, parmi lesquels les syrah, mourvèdre et grenache qui ont contribué à la typicité du goût des vins de Châteauneuf. On en retrouve également dans les vignes castel-papales les moins illustres picardan, roussanne, picpoul, counoise ou muscardin. Treize cépages qui montent en fait à 18 “si vous considérez les différentes couleurs des picpoul, clairette et grenache” précise Michel Blanc. Le directeur projets et développement au sein de l’appellation a raison de faire cette distinction de couleur parce que, autre caractéristique pratiquement unique de l’appellation châteauneuf-du-pape, elle permet d’assembler des cépages rouges avec des cépages blanc. D’autant plus que pour leurs assemblages, les vignerons de Châteauneuf ne se voient imposer la représentation, ni maximum, ni minimum, de l’un des cépages autorisés. En d’autres termes, ils sont tout autant autorisés à produire des cuvées monocépages que d’assembler les 13 cépages au complet, dans des proportions parfaitement libres. Les possibilités laissées aux vignerons d’exprimer leur créativité sont quasiment infinies. “Cette liberté, nous la défendons bec et ongle, notamment auprès de l’INAO, car elle est représentative de l’identité de notre vignoble. Elle permets de proposer des cuvées de vignerons très personnelles, et une multiplicité de styles et de goûts” affirme Michel Blanc.
Entre tradition et modernité
Une multiplicité, certes, mais pour autant, il y a tout de même un style “châteauneuf-du-pape”, porté aux nues par celui qui a longtemps fait la pluie et le beauté dans le monde du vin, le célèbre critique Robert Parker, qui adorait les vins de cette appellation. Et ce style c’est celui de l’assemblage magique de la syrah, du grenache et du mourvèdre, la sainte trinité des côtes du Rhône, celui de vins épicés, amples, ronds et généreux, taillés pour la garde et qui se tiennent à table à côté des meilleurs plats de la gastronomie française. Un style ancestral qui pourtant doit s’ouvrir à la modernité et au goût des consommateurs qui évoluent avec les habitudes alimentaires et les nouvelles façons de vivre. Les tendances allant clairement vers des vins frais et souples, faisant la part belle aux fruits et se buvant dans leur jeunesse (ce qui n’était, jusqu’à présent, pas le fort des vins de Châteauneuf) illustré par le succès grandissant des vins nature, les vignerons s’adaptent, et, une nouvelle fois, la modernité primitive du cahier des charges de l’appellation leur laisse une latitude bien plus importante que chez d’autres vignobles patrimoniaux comme à Bordeaux.
En parlant de patrimoine, s’il y a une institution iconique dans le Rhône, c’est la maison M. Chapoutier. Depuis 1808, le célèbre producteur et négociant de Tain-L’Hermitage est devenu l’un des symboles du vignoble rhodanien. Mais quand on arrivé à ce niveau de prestige, comment faire pour rester moderne, pour éviter de s’enfermer dans une tradition sclérosante ? Martin Champagne, directeur pour l’Europe de la célèbre maison, a sa petite idée : “Nous existons depuis 1808, si nous n’avions pas su nous adapter, nous ne serions déjà plus là depuis longtemps. Je pense que ce qui nous garde dans l’air du temps, c’est notre envie de progresser et surtout d’innover.” Il rappelle que le passage progressif de toute la production en biodynamie entamée (et pas encore achevée) au début des années 90’ avec l’arrivée de Michel Chapoutier à la tête de l’entreprise était, à l’époque, résolument avant-gardiste, voire un peu dingue. “Aujourd’hui, 75% de notre vignoble est en biodynamie, cela représente plus de 344 hectares et nous sommes l’un des leaders mondiaux de ce type de viticulture” détaille Martin Champagne. Ce dernier rappelle aussi l’innovant (pour cette région viticole) travail sur la parcellisation de leurs vignobles. Nous en voulons pour exemple, en châteauneuf-du-pape, cette impressionnante cuvée, cent pour cent grenache, issue de la parcelle Barbe Rac qui dévoile toute la pureté de son terroir sur des vignes pratiquement centenaires. “La tradition dans les Côtes du Rhône, c’est l’élevage en foudre, poursuit Martin Champagne, mais le grenache étant sensible à l’oxydation, lorsque nous sommes passés à des cuves en béton, nous avons pu améliorer leur expression. Tant que nous aurons soif de progrès, nous resterons à la pointe de la modernité.” À cet égard, la sortie toute récente d’une cuvée, en appellation Vin de France, d’un vin rouge clair, à la manière des clairets à Bordeaux, s’inscrit dans cette idéal d’innovation (nous vous en reparlerons bientôt).
Autre exemple avec le domaine Clef de Saint Thomas qui propose depuis quelques années une cuvée, la Pierre Trouppel, qui n’est élevé ni en fût, ni en foudre et qui offre des plaisirs gourmands, croquants, presque acidulés auxquels Châteauneuf ne nous avait pas habitué. “Nous voulions, tout en respectant les fondamentaux de notre appellation et en travaillant avec ses cépages emblématiques (syrah, grenache, mourvèdre) conserver toute l’aromatique, la délicatesse et l’élégance du fruit, explique Emeline de Lafontan de Goth, responsable des exportations du domaine Clef de Saint Thomas. Nous faisons des vins qui peuvent vieillir, mais qui peuvent aussi donner des plaisirs immédiats, sans devoir les faire patienter en caves des années pour augmenter leur buvabilité. On recherche désormais l’équilibre, quel que soit l’âge du vin.” Et ça, à Châteauneuf, c’est nouveau !
Michel Blanc abonde : “Les goûts de nos vignerons ne sont pas différents de celui des amateurs. Ils sont comme tout le monde : eux aussi recherchent des vins un peu moins extraits, moins tanniques, plus souples. Désormais, comme ailleurs, à Châteauneuf, on attend moins la surmaturité des raisins dans la vigne. La grande force que nous avons, c’est la possibilité laissée par le cahier des charges de l’appellation de pouvoir ajouter à l’assemblage des vins rouges des raisins blancs. Cela nous permet de retrouver une grande fraîcheur, une tension, une acidité et de lutter contre les effets du réchauffement climatique.”
Mieux protégé contre le changement climatique ?
Parce que, comme partout ailleurs, les vignerons de Châteauneuf constatent les effets sur la vigne du réchauffement climatique. Et ce qui influence la vigne, finit inévitablement par influencer le vin. Et il faut reconnaitre que les titres alcoométriques que l’on constate dans les vins des Côtes-du-Rhônes (14°, 15°, 16°, voir parfois plus) sont la conséquence direct des réchauffements estivaux et de l’ensoleillement caniculaire que connait la région. Alors pour conserver la finesse de ses vins, les vignerons castel-papaux s’organisent, testent et essaient, avec succès. Mais là où cette adaptation doit, ailleurs, passer nécessairement par la révision du cahier des charges (procédure lourde et pleine d’inertie), la modernité ancestrale de l’appellation châteauneuf-du-pape fait des merveilles. Michel Blanc explique : “avec la richesse de notre encépagement, nous sommes naturellement plus protégés que d’autres vignobles aux conséquences du réchauffement climatique. Nous avons donc tout le loisir d’aller rechercher les cépages plus anciens, les plus résiliants.”
Il y a donc bel et bien un paradoxe à Châteauneuf-du-Pape : la plus ancienne AOC du monde et aussi l’une des plus libres qui soit. Et que ce soit en ce qui concerne l’évolution des goûts du consommateur ou des effets du réchauffement climatique, c’est cette étrange contradiction, mariant avec bonheur tradition, modernité et créativité, qui donne des gages sur son avenir à la plus vieille appellation du monde.
Article écrit par Martin Boonen, paru sur Eventail.be. Retrouvez d’autres articles sur l’actualité de la gastronomie, mais aussi celle du gotha, du patrimoine, de la mode, de la déco, de l’art et de la culture et de l’entrepreneuriat sur www.eventail.be.