Mis à jour le 28 novembre 2023

Zaha Hadid, La reine des courbes

Par Shana Devleschoudere
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S’il est question d’innovation et de révolution en architecture, impossible de passer à côté de Zaha Hadid, la papesse du genre, sorte de Frank Gerhy au féminin, décédée en 2016 d’une crise cardiaque à 65 ans. Elle a essaimé ses ouvrages visionnaires partout dans le monde, mais c’est peut-être en Belgique, face au port d’Anvers, que se trouve sa plus époustouflante création.

« Je ne suis pas Européenne, je ne travaille pas de manière conventionnelle, et je suis une femme. Tout mis ensemble me facilite les choses d’un côté, et me les rend plus difficiles de l’autre. » D’origine iraqienne, Britannique d’adoption, citoyenne du monde, artiste solaire d’une folle audace, Zaha Hadid était quelqu’un d’unique, la première femme à décrocher le Pritzker Prize, prix Nobel de l’architecture, même chose pour la médaille d’or RIBA, le Top Award en Grande-Bretagne. Elle fut aussi la seconde architecte, après Frank Gerhy, à être l’objet d’une rétrospective organisée par le prestigieux musée new-yorkais Guggenheim. À ses yeux, il n’y avait ni homme, ni femme, d’où qu’ils viennent, seulement l’architecture avec un grand A. Née en 1950, elle a grandi dans son Bagdad natal, au cœur d’un milieu bourgeois et plutôt libéral, rêvant de devenir architecte dès l’âge de dix ans. Elle a étudié les mathématiques à l’Université américaine de Beyrouth, apprenant à jongler avec les calculs de force, avant de révolutionner l’art de bâtir à Londres, formée à la bouillonnante Architectural Association School dont elle est sortie diplômée en 1977 et où elle est retournée quelques années plus tard comme enseignante. Elle a créé sa propre agence dans la capitale anglaise à la fin des années 70.

HORS LIMITES

Immédiatement reconnaissable, son coup de griffe entrelaçait courbes et angles pour façonner une architecture hors limites, snobant les règles de la gravité et les contraintes terrestres, réinventant les formes existantes. Malgré de nombreux prix et la reconnaissance de ses pairs pour des plans difficiles à rendre concret sans l’aide des ordinateurs et des algorithmes, elle est restée un « architecte papier » jusqu’au début des années 90 quand est sorti de terre son premier projet complet, achevé… et déjà controversé. Le PDG de l’entreprise de meubles Vitra ayant chargé l’Américain Frank Gehry de construire un musée du design dans son usine à Weil am Rhein, en Allemagne, il a invité dans la foulée Zaha Hadid à concevoir un petit bâtiment de caserne de pompiers destiné à prévenir un incendie majeur comme celui subi par la fabrique quelques années plus tôt. Cela lui a inspiré une composition ailée, tout en angles acérés et obliques, aux antipodes des structures fluides qui, à l’heure des computers magiques, lui ont valu le titre de « reine des courbes », mais qui a marqué son temps et déposé sa « carte de visite ». Le monde des architectes a été impressionné, mais les pompiers beaucoup moins. L’endroit a depuis été transformé en espace événementiel.

Le Bridge Pavillon a été construit pour l’Expo 2008 de Saragosse (Espagne), dont il constitue l’un des principaux
points de repère.

LIBÉRÉE DE LA GÉOMÉTRIE

Zaha Hadid a toujours refusé de brider sa créativité, en dépit des critiques – adressées globalement à tous ceux que l’on a baptisés les « starchitectes » – quant à sa folie des grandeurs, son manque d’intérêt pour l’optimisation et la fonctionnalité de l’espace, l’imprudence estimée de certaines audaces ou le coût de constructions extravagantes. Des constructions « qui ont libéré l’architecture de la géométrie », souligne le quotidien anglais The Guardian. L’influence sur l’esthétique contemporaine de Zaha Hadid a été telle, qu’elle a figuré parmi les cent personnalités féminines les plus puissantes au monde pour le magazine Forbes. Parmi ses projets les plus emblématiques, d’une folle diversité, comme autant de paysages en mouvement semblant décoller du sol, l’histoire retiendra le Musée des arts islamiques au Qatar inspiré par les roses des sables, le tremplin de saut à ski de Bergisel à Innsbruck au design à couper le souffle, la formidable piscine des Jeux olympiques de Londres (313 millions d’euros !) au toit ondulant comme une vague, l’invraisemblable maison en forme de vaisseau spatial du mannequin Naomi Campbell, les écailles chatoyantes aux neuf nuances de gris du « Bridge pavillon » survolant l’Ebre à Saragosse, ou les deux « galets » de l’opéra de Guangzhou émergeant des berges de la rivière des perles. À Rome, le Maxxi, autrement dit le Musée national des arts du XXIe siècle, est un des rares bâtiments modernes que l’on visite parmi les trésors historiques de la cité antique, autant pour le contenant (murs penchés, plancher ondulé) que pour le contenu. « Une architecture que je n’aurais jamais pu imaginer, et encore moins voir réaliser », a résumé le doyen de la Yale Architecture School.

L’opéra de Canton, conçu selon les plans de l’architecte britannoirakienne et achevé en 2010, domine
la rivière des Perles.

LA MAISON DU PORT

Rien d’étonnant à ce qu’une personne aussi forte, se moquant des schémas architecturaux et sociaux traditionnels, ait été autant discutée qu’admirée. Elle a été prise pour cible lorsque « son » centre culturel à Bakou, en Azerbaïdjan, qui a coûté 250 millions, a provoqué l’éviction de familles sur le site. De même, lorsque « son » sensuel stade de foot au Qatar, au design évoquant aux yeux de certains une part intime de l’anatomie féminine, a été édifié, elle a été attaquée en raison du taux de mortalité des travailleurs étrangers sur les chantiers, même avant que la construction n’ait commencé. Elle a fait un procès en diffamation et l’a gagné. C’est elle aussi qui a été chargée du design du stade olympique de Tokyo, avant que les autorités n’en déclarent les coûts trop élevés, ce qu’elle a qualifié de « décision injuste et politique ». Sans enfant, son entreprise et ses créations sont sa descendance, l’héritage qu’elle lègue au monde. Elle avait fait le choix de céder une partie de sa fortune aux employés passés, présents et futurs de son entreprise. Une autre part a été reversée à la fondation qu’elle a créée, qui porte son nom, et qui promeut l’éducation architecturale. Sa dernière œuvre, c’est à notre pays qu’elle l’aura réservée avec la Maison du port (Havenhuis) d’Anvers, achevée peu après son décès. Extraordinaire et audacieux mariage du passé et du présent que cette ancienne caserne de pompiers (la boucle est bouclée) rappelant l’apogée anversois au 16e siècle, surmontée de l’imposante structure futuriste de Zaha Hadid, sorte de navire qui semble flotter dans les airs, garni de centaines de plaques de verre triangulaires de trois couleurs comme autant de pierres précieuses. Une perle rare de plus dans la cité du diamant.

La capitainerie du port d’Anvers, la « Maison du Port », une structure architecturale construite en 1922 puis reconceptualisée par Zaha Hadid en 2016.